L’eau qui arrive des hauteurs d’Artois a la fraîcheur et la
vivacité des étroites vallées qu’elle a dévalées. Jaillie en
sources vives au pied de l’Artois (les fameux puits artésiens),
elle rafraîchit les cressonnières, longe les pâtures, borde
les villages. Elle arrive aux portes de la ville d’Aire-sur-la-
Lys pour y changer de destin. Dissipée en ramifications
nombreuses, l’eau irrigue la ville de ses teintes sombres.
Si les fossés dans les fonds de vallées ou dans les plaines
renvoient aisément à leur fonction de drainage, l’ambiguïté
règne en ville. Est-elle amie ou ennemie, cette eau qui
partout chemine, mais à qui le plus souvent les façades
nobles tournent le dos ? Sans doute ni l’une ni l’autre ;
simplement utile. Utile comme force motrice, utile pour la
défense militaire, utile comme voie d’accès bien plus sûre
que les chemins de terres, utile comme égout… Utile, mais
sans gloire. Utile et modeste. Utile et refoulée. Il est difficile
d’imaginer aujourd’hui ce que furent les coûts humains,
techniques et financiers des travaux hydrauliques entrepris
pour bâtir une ville comme Aire-sur-la-Lys. On ne trouve
pourtant guère de fioritures au fil de l’eau : les ouvrages
d’art sont simples et dépouillés, les quais ne présentent
pas de ferronneries d’art, la brique domine partout, laissant
aux architectures nobles de la Grand’Place les folies de
calcaire sculpté. La conduite de l’eau ne s’arrête pas aux
portes de la ville ; au-delà de la gestion des eaux agricoles,
le Pays d’Aire constitue un véritable carrefour fluvial. Ainsi,
le canal de Neuffossé, qui relie l’Aa à la Lys, et le Canal
d’Aire à La Bassée, qui relie les précédents à la Deûle,
sont des créations complètes - non assises sur des rivières
canalisées. Ces canaux furent les autoroutes du XIXème
siècle offrant, sur un rythme certes lent, de plus grandes
capacités et sécurités d’acheminement que la route. Il
faut noter que, comme tous les grands axes qui traversent
le pays d’Aire, ces canaux sont orientés selon la faille
artésienne, Sud-Est / Nord-Ouest.
Quelles interprétations donner à cette banalité du traitement
de l’eau - en ville comme en campagne - qui tranche
tellement avec l’ornementation développée par ailleurs
dans l’architecture officielle ? Faut-il y lire un certain mépris,
comme cela semble être le cas aujourd’hui tant dans le peu
d’entretien des structures existantes que dans la faiblesse
de la prise en compte des enjeux hydrauliques lors de
constructions neuves ? Faut-il, au contraire, réapprendre
à voir et à comprendre l’expression d’une technique
simple et efficace, d’un savoir-faire de « l’utile » qui brille
par sa sobriété ? Ces questions ne sont pas anodines ;
elles interrogent le regard profond porté sur l’eau dans la
région Nord - Pas-de-Calais. Que pense-t-on de l’eau à
Aire aujourd’hui ? En mairie comme dans la population ?
Elle trace son chemin de rigoles en boyaux, de canaux en
fossés, mais est-elle un élément majeur de l’identité de la
ville ? Sa présence est-elle subie, oubliée ou valorisée ? Et
qu’en sera-t-il demain, ici au bord de la plaine de la Lys ou
ailleurs dans les autres plaines régionales, si les évolutions
climatiques replacent l’eau au cœur des préoccupations
quotidiennes. Il est des patrimoines prestigieux ; protégés,
aidés, visités, ils deviennent de véritables outils de
développement culturel, mais aussi économique. Il est
également des patrimoines méconnus, sans doute trop
usuels ou trop techniques pour mériter l’attention. L’enjeu
patrimonial de demain n’est-il pas précisément dans la
pérennité des savoir-faire qui « tiennent » le paysage.
L’hydraulique n’est-elle pas la première des sciences
nécessaires à l’aménagement des bas pays de la région
Nord - Pas-de-Calais ?