Du point de vue des paysages, la plaine n’offre sa
partition unique que si les pleins sont combinés avec
des vides. En effet, la mise en scène de l’étendue et de
ses horizons nécessite une certaine scénographie dans
laquelle une place très importante doit être laissée aux
espaces « interstitiels », qui donnent précisément la mesure
de l’espace. Si ces derniers n’existent plus, s’ils sont
grignotés par des autoroutes, des parcs d’éoliennes, des
zones d’activité ou d’habitat, alors la plaine s’emmêle, les
horizons se télescopent ; l’unité cède lorsque commence la
confusion.
Or la négation de la plaine par comblement de ses vides
est une tendance lourde de ces régions arrière-littorales.
L’enjeu foncier est important pour le voisin littoral qui ne
peut gagner son extension que vers « l’intérieur ». L’évolution
du grignotage progressif des espaces agricoles sera l’un
des curseurs essentiels de l’évolution de cette plaine. Ces
évolutions doivent être complètement associées au second
grand enjeu de la plaine, à savoir la continuité de la gestion
de l’eau. En 1994, G. Delaine indiquait dans son ouvrage,
Les wateringues du Nord de la France, « Aujourd’hui, cet
équilibre est fragilisé par l’urbanisation, l’industrialisation,
les nouvelles infrastructures qui empiètent de plus en plus
sur les terres agricoles. Les surfaces imperméabilisées
augmentent chaque année. Les eaux qui ne peuvent plus
s’infiltrer lentement dans les sols ruissellent instantanément
vers les ouvrages augmentant d’autant les volumes à
évacuer à la mer. Il apparaît indispensable de poursuivre
et d’améliorer encore la gestion des eaux de surface … ».
Le programme est donc déjà connu. C’est la mise en valeur
agricole de ces terres qui a conduit à tant de prodiges
dans la domestication raisonnée de l’eau de cette plaine
et ce sont les objectifs commerciaux qui ont favorisé la
navigabilité d’une grande partie du réseau principal de
canaux. Or, à une échelle européenne et même française,
ces espaces si coûteux à entretenir sont-ils encore
compétitifs ? Comment faire perdurer cet état du paysage,
tout entier articulé autour de la gestion de cette opposition
si complexe entre l’eau salée et l’eau douce ? Et surtout
qui prendra en charge le maintien de cet immense delta
pétrifié, ponctué de plus d’une vingtaine de clochers ?
Faut-il rafraîchir les mémoires qui auraient oublié les
cortèges d’événements catastrophiques, de raz-de-marée
en pluies torrentielles, qui tuèrent des milliers d’hommes
et ruinèrent les survivants… La plaine est une passion
qui ne peut plus se conjuguer au présent agricole, tant
évoluent les pratiques de ses espaces, les attentes de ses
citoyens. Les paysages de la plaine s’urbanisent, comme
bien d’autres à proximité des villes. Mais ici encore plus
qu’ailleurs, l’avenir doit être l’objet d’un choix et ne peut
être laissé au hasard. La présence structurante de l’eau
dans l’identité de ces paysages doit forcément faire l’objet
d’une politique volontariste, qui sans doute redistribuera les
cartes des contributions ; la gestion de l’eau ne concerne
pas exclusivement les agriculteurs, tous les habitants
de la plaine sont concernés. Les pratiques elles-mêmes
peuvent ou doivent évoluer. Il n’est pas acceptable qu’un
aménagement urbain fasse fi de la question hydraulique. Et
il peut sembler paradoxal que les Moëres soient considérées
- et protégées - comme un paysage remarquable en
Belgique et dénuées de toute considération protectrice en
France. Qu’on se le dise, l’eau est une richesse !